lundi 1 juin 2015

Tableaux pour une exposition #1


1 . EDWARD HOPPER - Room in new york

 Elle :
Depuis le temps que je lui réclame de faire accorder le piano, il n’a toujours rien fait. Il ne fait jamais rien quand je lui demande, il est planté là dans son fauteuil à ne rien dire, est-ce qu’il lit seulement ? Qu’est-ce-que je vais bien pouvoir jouer avec ce mauvais ré ? …

Lui :
Si elle pouvait arrêter de taper sur sa touche, j’arriverais peut-être à lire. Il n’y a pas qu’une note sur ce piano quand même, il m’a coûté assez cher. Ce n’est pas déjà facile de démêler le vrai du faux dans le journal, si en plus il faut résister au désaccord parfait ! Tiens j’ai encore oublié d’appeler l’accordeur, j’espère qu’elle ne s’en est pas aperçue …

Elle :
Maria n’a pas bien nettoyé, hier, il y a des traces partout, des traces de doigt. Je suis sûre qu’il a dû pianoter en mon absence sans se laver les mains, avec l’encre du journal qui ne s’en va pas, comme s’il savait jouer. Ça se prend pour Chopin et ça n’entend même pas le ré casserole. Pour un peu je pourrais lire sur les touches l’article qu’il avait lu avant …

Lui :
Elle n’a qu’à l’appeler elle-même, l’accordeur, si c’est si important pour elle. Moi je le trouve très bien ce piano et franchement quand j’improvise je me sens porté, je m’envole par la fenêtre et je me perds dans les étoiles. Ses prétentions de perfection harmonique avec ses doigts gourds dégoûteraient Chopin lui-même de la musique ; il se serait mis à la peinture …

Elle :
En plus c’est une camelote son piano. Sous prétexte que la fenêtre est trop petite il n’a pas voulu du demi-queue de mes rêves qui me poursuit depuis mon enfance, et je suis là à m’étioler dans cette vie inutile, stérile, à m’étouffer. De l’air, il me faut de l’air, vivement que je retourne à Cape Cod …

Lui :
Tiens, ils annoncent que Hopper va faire une expo à Paris. Tant mieux, ce sera l’occasion de prendre l’air, je n’ai jamais visité Paris et le voyage sera tous frais payés, qu’ils disent. Je ne sais pas ce qu’elle va en penser, mais moi je veux qu’ils emmènent aussi mes tableaux, j’ai trop peur qu’on les vole s’ils restent ici. Mais pas le piano, surtout pas le piano …

Elle :
J’aime bien me promener le long de la mer à Cape Cod, ces dunes basses encombrées d’herbes et la maison perdue près du phare. Qu’est-ce que je fais ici, observée par le voisin d’en face ? Je sais bien qu’il est derrière le rideau et c’est moi qu’il regarde, je le devine à son air quand on se croise dans la rue. …

Lui :
A quoi pense-t-elle, là ? Elle ne tape plus sur sa note. Je vais pouvoir m’affaler dans le fauteuil et dormir un peu, le dîner passe mal. Mais si quelqu’un en face me voit de quoi j’aurai l’air ? Elle ne veut jamais fermer le rideau, je ne peux quand même pas aller à côté, il n’y a pas assez de lumière pour lire et me mettre au lit est impossible pour le moment, j’ai mes aigreurs ...

Elle :
Il n’ira donc jamais se coucher ! Je peux tenter un nocturne mais pas devant lui, je connais trop son sourire en coin, comme si les fausses notes étaient de ma faute, alors que le ré n’est pas en place. Il me fait son sucré, son bienveillant, mais le sourire en coin ne me trompe pas. L’autre en face il aime vraiment, il a l’oreille et le goût c’est sûr, il faudrait lui dire que le ré ce n’est pas moi …

Lui :
Je n’aime pas ce silence. C’était mieux quand elle tapait sur le piano. Il faudrait que je dise quelque chose, que je lui parle, elle attend peut-être. Lui annoncer le voyage ? Ce n’est pas une bonne idée, c’est trop tôt.

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